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MAGAZINE LITTÈBAmE BI-MENSUEL

ROMANS CONTES NOUVELLES

POÉSIE VOYAGES

SCIENCES ART MILITAIRE VIE CHAMPÊTRE

BEAUX-ARTS CRITIQUE, ETC., ETC.

TOME DEUXIÈME (N" 7 à 11. 5 novembre à 25 décembre 1887.^

PARIS

10, RUE SAINT-JOSEPH, 10

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LES PÈCHES

La première fois que je revis, après vingt-cinq ans, mon vieux copain Vital Herbelot, ce fut dans un banquet des anciens élèves d'un lycée de province nous avions pioché notre h(xc\ioi. Ces sortes de réunions se ressemblent presque toutes : poignées de mains, reconnaissances bruyantes, tutoiements qu'on est étonné de reprendre après un silence d'un quart de siècle, constatations mélancoliques des changements apportés par les années dans les physionomies et les fortunes ; puis le discours solennel du prési- dent, les toasts, les évocations des souvenirs du collège, dont le temps a évaporé les amertmiies, pour ne laisser subsister que la mielleuse saveur des jours chacun de nous tenait dans sa main une boîte de Pandore pleine d'espérances dorées...

Je fus passablement surpris de trouver un Vital Herbelot tout différent de celui dont j'avais gardé souvenance. Je l'avais connu mince et timide, tiré à quatre épingles, correct et réservé, réunis- sant toutes les quaUtés aimables d'un jeune surnuméraire qui veut faire son chemin dans l'administration sa famille l'a casé. Je revoyais un gaillard solide, membru, au cou et au teint hâlés, ayant l'œil vif, le verbe haut, net et éclatant d'un homme qui n'est pas habitué à peser ses paroles. Avec ses cheveux coupés en brosse, son complet de drap anglais, sa barbe poivre et sel en éventail, il avait en toute sa personne quelque chose d'aisé, de décidé, de désinvolte, qui ne sentait en rien le fonctionnaire.

Ah ! çà, lui demandai-je, qu'es-tu devenu? N'es-tu plus dans l'administration ?

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Non, mon vieux, répondit-il, je suis tout bêtement cultiva- teur... Je fais valoir à une demi-lieue d'ici, à Chanteraine, une propriété assez ronde je sème du blé et je récolte un petit vin pineau dont je te ferai goûter quand tu viendras me voir.

En vérité ! m'écriai-je, toi, fils et petit-fils de bureaucrates, toi qu'on citait comme le modèle des employés et auquel on pré- disait un brillant avenir, tu as jeté le froc aux orties ?

Mon Dieu, oui.

Comment cela est-il arrivé ?

Mon cher, répliqua-t-il en riant, les grands effets sont sou- vent produits par les causes les plus futiles... J'ai donné ma dé- mission pour deux pêches.

Deux pêches ?

Ni plus ni moins, et quand nous aurons pris le café, si tu veux m'accompagner jusqu'à Chanteraine, je te conterai cela.

Après le café, nous quittâmes la salle du banquet, et, tandis qu'en fumant un cigare nous longions le canal, par un tiède après-midi de la fin d'août, mon ami Vital commença son récit :

Tu sais, me dit-il, que j'étais un « enfant de la balle », et que mon père, vieil employé, ne voyait rien de comparable à la carrière des bureaux. Aussi, dès que je fus débarrassé de mon bac- calauréat, on n'eut rien de plus pressé que de me caser comme surnuméraire dans l'administration paternelle. Je ne me sentais pas de vocation bien déterminée, et je m'engageai docilement sur cette banale grand'route de la bureaucratie, mon père et mon grand-père avaient lentement, mais sûrement cheminé. J'étais un garçon laborieux, discipliné, élevé dès le berceau dans le respect des employés supérieurs et la déférence qu'on doit aux autorités ; je fus donc bien noté par mes chefs et je conquis rapidement mes premiers grades administratifs. Quand j'eus vingt-cinq ans, mon directeur, qui m'avait pris en affection, m'attacha à ses bureaux, et mes camarades envièrent mon sort. On parlait déjà de moi comme d'un futur employé supérieur, et on me prédisait le plus bel avenir. C'est alors que je me mariai. J'épousai une jeune fille fort jolie, et, ce qui vaut mieux, très bonne et très aimante, mais sans fortune. C'était un tort grave aux yeux du monde d'em- ployés dans lequel je vivais. On y est très positif ; on ne voit guère dans le mariage qu'une bonne affaire et on y prend volon- tiers pour règle que « si le mari apporte à déjeuner, la femme

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doit apporter à dîner ». Or, ma femme et moi, nous avions à peine à nous deux de quoi chichement souper. On cria très haut que j'avais fait une sottise. Pkis d'un brave bourgeois de mon entou- rage déclara net que j'étais fou et que je gâchais à plaisir une belle situation. Néanmoins, comme ma femme était très gentille et très bonne enfant, comme nous vivions modestement, et qu'à force d'économies nous réussissions à joindre les deux bouts, on passa condamnation . sur mon «imprévoyance», et la société locale daigna continuer à nous accueillir.

Mon directeur était riche, il aimait la représentation et se pi- quait de faire bonne figure dans le monde. Il recevait souvent, do'nnait de plantureux dîners et, de temps à autre, invitait à une sauterie les familles des fonctiomiaires et des notables de la ville. Au bout d'un an, ma femme, étant dans une position intéressante, dut garder la maison, et, bien que j'eusse préféré lui tenir compa- gnie, je fus obligé d'assister seul aux réceptions directoriales, car mon chef n'admettait pas qu'on déclinât ses invitations, et, chez lui, ses employés devaient s'amuser par ordre.

Justement, au moment ma femme allait me rendre père, il y eut un grand bal à la dii-ection, et, naturellement, il me fallut, bon gré mal gré, endosser mon habit noir.

A l'heure du départ, tout en élaborant le nœud de ma cravate blanche, ma femme m'adressa force recommandations :

Ce sera très beau... N'oublie pas de bien regarder, afin de tout me raconter en détail : les noms des dames qui seront à la soirée, leurs toilettes et le menu du souper... Car il y aura un souper. Il paraît qu'on a fait venir de chez Chevet des tas do bonnes choses... des primeurs ; on parle de pêches qui ont coûté 3 francs pièce... Oh ! ces pêches !... Sais-tu? si tu étais gentil, tu m'en rapporterais une...

J'eus beau me récrier, lui remontrer que la chose était peu pra- tique, et combien il était difficile à un monsieur en habit noir d'in- troduire un de ces fruits dans sa poche, sans risquer d'être vu et mis à l'index... Plus j'élevais d'objections et plus elle s'entêtait dans sa fantaisie :

Rien de plus facile, au contraii"e ! . . . Au milieu du va-et- vient des soupeurs, personne ne s'en apercevra... Tu en prendras une comme pour toi et tu la dissimuleras adroitement... Ne hausse pas les épaules !... Soit, mettons que c'est un enfantillage,

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mais j'en ai envie ; depuis que j'ai entendu parler de ces pêches, j'ai un désir fou d'y goûter... Promets-moi de m'en rapporter au moins une... Jure-le-moi !...

Le moyen d'opposer un refus catégorique à une femme qu'on aime?... Je finis par murmurer une promesse vague et me hâtai de partir ; mais, au moment je tournais le bouton de la porte, elle me rappela. Je vis ses grands yeux bleus se tourner vers moi, tout brillants de convoitise, et elle me cria encore :

Tu me le promets ?...

Un très beau bal : des fleurs partout, des toilettes fraîches, un orchestre excellent. Le préfet, le président du tribunal, les offi- ciers de la garnison, tout le dessus du panier se trouvait là. Mon directeur n'avait rien épargné pour donner de l'éclat à cette fête, dont sa femme et sa fille faisaient gracieusement les honneurs. A minuit, on servit le souper, et, par couples, les danseurs pas- sèrent dans la salle du buffet. Je m'y faufilai en palpitant, et, à peine entré, j'aperçus en belle place, au milieu de la table, les fameuses pêches envoyées par Chevet.

Elles étaient magnifiques, les pêches ! Disposées en pyramide ians une corbeille de faïence de Lunéville, douillettement espa- cées et serties par des feuilles de vigne, elles étalaient avec or- gueil leur couleur appétissante des rougeurs foncées dia- praient le blanc verdàtre de la peau veloutée. Rien qu'à les voir, on devinait la fine saveur parfumée de la chair rosée et fon- dante. De loin, je les caressais de l'oeil et je songeais aux joj^euses exclamations qui m'accueilleraient au retour, si je parvenais à rapporter à la maison un échantillon de ces fruits exquis. Elles excitaient l'admiration générale ; plus je les contemplais, plus mon désir prenait la forme d'une idée fixe, et plus fort s'enfonçait dans mon cerveau la résolution d'en chiper une ou deux... Mais comment ?. . . Les domestiques préposés au service faisaient bonne garde autour de ces rares et coûteuses primeurs. Mon directeur s'était réservé le plaisir d'offrir lui-même ses pêches à quelques privilégiés. De temps en temps, sur un signe de mon chef, un maître d'hôtel prenait une pêche délicatement, la coupait à l'aide d'un couteau à lame d'argent, et présentait les deux moitiés sur une assiette de Sèvres à la personne désignée. Je suivais avide- ment ce manège et je voyais en tremblant s'effondrer la pyramide. Néanmoins on n'épuisa point le contenu de la corbeille. Soit que

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la consigne eût été adroitement exécutée, soit qu'on y mît de la discrétion, quand les soupeurs, raj^pelés par un prélude de l'or- chestre, se précipitèrent dans le salon, il restait encore une demi- douzaine de belles pêches sur le lit de feuilles vertes.

Je suivis la foule, mais ce n'était qu'une fausse sortie. J'avais laissé mon chapeau dans ime encoignure, un chapeau haut de forme qui m'avait considérablement gêné pendant toute la soirée. Je rentrai sous prétexte de le reprendre, et, comme j'étais un peu de la maison, les domestiques ne se méfièrent pas de moi. D'ailleurs ils étaient occupés à transporter à l'office la vaisselle et les verres qui avaient servi aux soupeurs, et, à un certain moment, je me trouvai seul près du buffet. Il n'y avait pas une minute à perdre. Après un furtif coup d'oeil à droite et à gauche, je m'approchai de la corbeille, je fis rouler prestement deux pêches dans mon chapeau, je les tampon- nai à l'aide de mon mouchoir ; puis, très calme en apparence, très digne, bien que j'eusse un affreux battement de cœur, je quittai la salle à manger en appliquant soigneusement l'ori- fice de mon couvre-chef contre ma poitrine, et l'y maintenant à l'aide de ma main droite passée dans l'ouverture de mon cilet, ce qui me donnait une pose très majestueuse et quasi napoléo- nienne.

Mon projet était de traverser doucement le salon, de m'es- quiver à l'anglaise, et, une fois dehors, de rapporter victorieu- sement à la maison les deux pêches enveloppées dans mon mou- choir.

La chose n'était pas aussi facile que je l'avais pensé tout d'a- bord. On venait de commencer le cotillon. Tout autour du grand salon, il y avait un double cordon d'habits noirs et de dames mûres, entourant un second cercle formé par les chaises des dan- seuses ; puis, au milieu, un large espace vide valsaient les couples. C'était cet espace qu'il me fallait traverser pour gagner la porte de l'antichambre.

Je m'insinuai timidement dans les interstices des groupes, je serpentai entre les chaises avec la souplesse d'une couleuvre... Je tremblais à chaque instant qu'un brutal coup de coude ne vînt déranger la iDosition de mon couvre-chef et ne fît choir mes pê- ches. Je les sentais ballotter dans l'intérieur de la coiffe et j'en avais chaud aux oreilles et aux cheveux. Enfin, après bien des

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peines et bien des transes, je débouchai dans le cercle au moment on organisait une nouvelle figure : la danseuse est placée au centre des danseurs, qui exécutent autour d'elle une ronde en lui tournant le dos ; elle doit tenir un chapeau à la main et en coiffer au passage celui des cavaliei-s avec lequel elle désire valser. A peine avais-je fait deux pas, que la fille de mon directeur, qui conduisait le cotillon avec un jeune conseiller de préfecture, s'é- cria :

Un chapeau ! Il nous manque un chapeau !

En même temps, elle m'aperçut avec mon tuyau de poêle collé sur ma poitrine ; je rencontrai son regard et tout mon sang se figea :

Ah ! me dit-elle, vous arrivez à point, monsieur Herbelot !... Vite, votre chapeau !...

Avant que j'eusse pu seulement balbutier un mot, elle s'em- para de mon chapeau... .si brusquement que, du même coup, les pêches roulèrent sur le parquet, entraînant mon mouchoir et deux ou trois feuilles de vigne...

Tu vois d'ici le tableau. Les danseuses riaient sous cape en contemplant mon méfait et ma mine déconfite ; mon directeur fronçait le sourcil, les gens graves chuchotaient en me montrant du doigt, et je sentais mes jambes fléchir... J'aurais voulu m'en- foncer dans le parquet et disparaître.

La jeune fille se pinça les lèvres pour réprimer un éclat de rire, puis me rendant mon chapeau :

Monsieur Herbelot, me dit-elle d'une voix ironique, ramas- sez donc vos pêches !

Les rires alors partirent de tous les coins du salon ; les domes- tiques eux-mêmes se tenaient les côtes, et, pâle, hagard, chance- lant, je m'enfuis, écrasé de confusion ; j'étais si égaré que je ne trouvais plus la porte, et je m'en allai, la mort dans le cœur, con- ter mon désastre à ma femme.

Le lendemain, l'histoire courait la ville. Quand j'entrai dans mon bureau, mes camarades m'accueillirent par un: « Herbelot,- ramassez vos pêches ! » qui me fit monter le rouge au visage. Je ne pouvais hasarder un pas dans la rue sans entendre derrière moi une voix gouailleuse murmurer : « C'est le monsieur aux pêches ! » La place n'était plus tenable, et, huit jours après, je donnai ma démission.

Un oncle de ma femme avait un train de culture aux environs

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de ma ville natale. Je le priai de me prendre comme auxiliaire.il y consentit, et nous nous installâmes à Chanteraine. . . Que te dirai- je encore?... Je mis résolument la main à l'œuvre, me levant avec l'aube et ne plaignant pas ma peine. Il paraît que j'avais plus de vocation pour la culture que pour la paperasserie, car je devins, en peu de temps, un agriculteur sérieux. Le domaine prospéra si bien qu'à sa mort notre oncle nous le laissa par tes- tament. Depuis, je l'ai ari-ondi et je l'ai amené à l'état satisfaisant tu vas le voir...

Nous étions arrivés à Chanteraine. Nous y pénétrâmes par un verger plein de fruits. Les branches, chargées de pommes, de poires et de quoiches, pliaient jusqu'à terre. A l'extrémité du clos, une prairie en pente dévalait vers la rivière bleuissante, au delà de laquelle se relevait un coteau de vignes les raisins com- mençaient à grossir et les grives chantaient. A gauche, der- rière les arbres, un ronflement de batteuse indiquait l'emplace- ment des granges, et, quand nous eûmes traversé le potager, nous aperçûmes la façade blanche de la maison d'habitation, grimpaient en espalier des pêchers couverts de belles pêches mû- rissantes.

Tu le vois, me dit Vital Herbelot, je rends un culte aux pêches. Je leur dois mon bonheur. Sans elles, je serais resté un mince fonctionnaire, tremblant au moindre froncement de sourcil d'un préfet, grossissant la meute déjà trop nombreuse des em- ploj^és qui ont grand'peine à joindre les deux bouts, et me refu- sant jusqu'aux douceurs de la paternité, par crainte de ne pouvoir nourrir ni doter ma progéniture ; tandis que maintenant je suis mon maître, je fais pousser mon blé et je me suis payé une rilDam- belle d'enfants...

Au même moment, j'entendis de joyeux rires de garçons et de filles à l'intérieur du logis. Et à la fenêtre du rez-de-chaussée, dans l'encadi^ement des espaliers couverts de pêches, madame Her- belot apparut, robuste et belle encore aux approches de la qua- rantaine, — pêche mûre elle-même et dorée par la chaude lu- mière d'un magnifique soleil couchant.

. André Theuriet.

RESNOÏÈ

Ce soir, on m'a mené visiter le couvent de Uesnoïè. C'est un monastère d'hommes, fondé il n'y a pas plus de dix ans en Petite- Russie, dans un centre de grande culture et de grande industrie ; il s'est élevé entre les plantations de betteraves et les fabriques de sucre qui transformaient ce pays au moment même les cénobites s'y établissaient. La maison et les liches domaines d'alentour sont dus aux libéralités d'un testateur original, vieux célibataire qui faisait profession de haïr les femmes ; il chercha en mourant le moyen de leur causer quelque tort ; il ne trouva rien de mieux que d'affecter sa fortune à la fondation d'une communauté mo- nastique. En m'y rendant tout à l'heure, j'ai vu simultanément les deux faces de ce sphinx qui est la Russie actuelle.

La route court à travers les vastes horizons de terres noires. Des mots ne peuvent donner une idée de cette nature calme et puissante. De quoi est-il fait, le charme de ce sol nu ? Dans ce que l'œil peut saisir, d'une harmonie souveraine des lignes planes et rases ; d'espace, de solitude, de silence et de lumière ; mais surtout, je crois, de l'absence d'obstacles pour le regard et la pensée. De quelque côté qu'ils se tournent, regard et pensée vont droit au plus lointain du ciel, en glissant sur des courbes unifor- mément douces. Sur cette beauté native de la terre, le travail de l'homme a superposé sa beauté ; mais comme ses conditions sont réglées sur le caractère du paysage, il n'en a ni déformé les con- tours, ni amoindri la majesté. Imaginez la campagne romaine ou

RESNOIÊ 13

le désert de Syrie, envahis soudain par des moissons ajustées à leur taille, avec des tribus primitives assemblées de loin en loin autour d'un fourneau de vapeur qui dévore ces moissons ; force contre force, grandeur contre grandeur, lutte et puissances élé- mentaires. Sous la brusque conquête de la charrue et de la ma- chine, le désert garde encore son âme tranquille et la commu- nique à ses vainqueurs ; pour le peindre, il faudrait coudre une toile de Millet à une toile de Decamps.

Le mot de culture éveille l'idée de nos pauvres champs minus- cules, d'un manteau d'Arlecpiin rapiécé de lambeaux multicolores, tlien de pareil dans ce steppe. Une immense draperie déroulée à perte de vue par un géant, qui aurait semé sans compter le grain moissonné, sans compter sa peine. Trois zones, trois teintes inva- riables; ici, le labour nouveau, du velours noir tendu sur les pla- teaux jusqu'au liséré du ciel ; là, le tapis d'un vert glauque de la betterave, prolongé d'une seule pièce sur une suite de collines ; partout ailleurs, l'or pâle d'un éternel guéret. Les blés sont tombés, nous entrons en septembre ; les tas de gerbes, alignés par milliers sur la crête des vallonnements, donnent de loin l'il- lusion des camps innombrables, de carrés d'infanterie qui se dé- ploient en bon ordre un jour de bataille. Durant des lieues de pays, rien ne décèlerait la présence de l'homme, n'étaient ces fruits de son travail : ni villages, ni habitations isolées, pas de barrières, à peine des routes vagues, aucun signe de la mainmise individuelle sur une fraction particulière. Jamais on ne voit, comme chez nous, un paysan cultivant solitairement son lopin. Tout fait masse, la terre, le blé, les hommes. C'est l'anonyme travaillant sur l'infini.

Voici dans un repli de terrain un peuple venu on ne sait d'où ; trois à quatre cents paires de bras arrachent la betterave. Hommes et femmes, chevaux et bœufs fourmillent sur cette large croupe ; ils montent, et le tapis vert se replie sous leurs pieds, le sol noir reparaît, on croit voir une légion d'insectes qui rongent cette végé- tation. Nous approchons. Je parlais tout à l'heure de Millet ; lui seul eût pu rendre ce qu'il y a d'auguste dans ces tableaux, la grande paix dans le rude effort. Ces gens-là n'ont pas l'usure de nos paysans ; comme leur terre, ils gardent sous leurs costumes pittoresques la noblesse originelle des attitudes et des gestes. Alors même qu'on les ploie au service de nos machines, vous diriez des chevaux de Phidias attelés à un camion d'usine. Le

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soleil se couche, ses rayons rasent les labours, colorés d'une clarté violette. Les hommes et les animaux qu'on voit entre lui et nous se profilent sur le couchant avec des poses sculpturales. De l'autre côté de la route, vers l'Orient assombri, le gros des tra- vailleurs décroît dans la perspective, sous un jour de fresque pâlie. De tout le pourtour de l'horizon, des charrettes basses, un petit enfant trône sur un monceau de feuilles vertes, s'ache- minent vers un long tube de fer, qui semble sortir du sol et se dresse sur l'étendue plane comme un point d'interrogation. C'est la cheminée de la fabrique, dérobée dans les creux d'un vallon ; convergent ces êtres et ces plantes, toute la force de cette terre, attirée par une force supérieure qui engouffre, broie et métamorphose les lentes élaborations de la nature et de l'homme. Plus loin, un spectacle semblable est fait d'éléments différents. Cette fois, ce sont des charretées de gerbes qui descendent des coteaux, en files interminables, vers la batteuse à vapeur installée dans un retranchement d'énormes meules. Sur les toits de cette cité de chaume, un autre peuple est debout dans la poussière empourprée que fait la machine ; elle souffle et gronde, absorbant la paille qui sert de combustible, rendant le grain à torrents. C'est la vie sous ses formes les plus intenses, celles de la haute indus- trie ; mais une vie aux mouvements si mesurés, si graves, si har- monieux dans leur ensemble, qu'elle ne trouble point le calme de cette nature, pas plus qu'une cérémonie Hturgique ne trouble la paix d'une éghse. Chose curieuse ! Les procédés du labeur le plus moderne, importés dans ce pays et appliqués par cette race, donnent l'impression de scènes très primitives; on croit feuilleter les tailles douces d'une vieille Bible, repré- sentant les travaux des premiers hommes sur la terre neuve. Et si l'on descend sou"^ les apparences, on trouve qu'en effet, dans ce cercle l'humanité tourne, nos derniers progrès nous ramènent aux tâches collectives des tribus pastorales, des peuples nomades qui ensemençaient en commun le champ de l'étape an- nuelle. En noyant le travailleur dans nos grandes unités indus- trielles, nous refaisons l'océan primordial avec ces gouttes d'eau que le temps avait dissociées et singularisées. Jadis, le si<?ne du travail par excellence, du travail qui prépare le pain, c'était le fléau ; il symbolisait le pauvre petit effort, le pauvre petit bruit de l'individu, battant son pain sur son aire étroite ; on retrouvait cette image famiUère au fond de toute langue et de toute poésie.

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Désormais, le symbole du travail sera cette machine, qui rassemble dans ses pistons toute la peine de ces milliers de bras, dans son râle tous les gémissements de ces milliers de poitrines. Han ! han ! han ! on l'entend de loin sur la plaine, voix unique de la terre en gésine et de l'homme en sueur. Et nous qui cherchons des expressions nouvelles pour les formes nouvelles de la vie, nous devons abandonner les anciennes figures, vides de sens ; nous devons demander à cette machine les images qui peindront la substitution du travail collectif au travail individuel ; l'idiome du poète et de l'écrivain doit évoluer, marcher à hauteur de la ■philosophie sociale, qui modifie toutes nos idées et toutes nos œuvres pratiques.

La dernière locomobile que nous rencontrons bat le froment des religieux. Nous sommes sur les terres abbatiales. Le couvent est caché dans un pan de forêt, demeuré debout au milieu des vastes défrichements. Ces vieux arbres sont condamnés, ils pé- rissent tous par la pointe. Les chênes des moines ressemblent à leurs maîtres, comme ceux-ci opulents et vénérables, comme eux creux et déjà morts au sommet. Nous tournons dans une clairière, nous franchissons une enceinte de murailles : les bâtiments con- ventuels se développent autour d'une large esplanade, avec l'é- glise isolée au milieu . Que nous voilà loin des usines et des ma- chines agricoles ! C'est l'autre Russie, c'est l'autre monde.

Un beffroi domine le porche qui nous donne accès. De là-haut, la grosse cloche appelle les religieux à l'office du soir. Dans l'air chaud et immobile de ce crépuscule d'été, les vibrations graves du bronze roulent lentement en nappes sonores, elles mettent très longtemps à mourir, portées par-dessus les bois jusqu'aux confins de ces espaces silencieux. Des chants leur répondent, ils sortent de l'église dont nous apercevons les lumières ; les cierges s'allmnent dans le chœur ; par les portes grandes ouvertes leurs petites clartés piquent les ténèbres déjà épaissies dans la cour. Tandis que nous la traversons, des moines nous frôlent de leur robe. Ces basiliens ont une majesté d'ombres, sous leur long vê- tement traînant qui continue les plis flottants du voile de deuil ; ce dernier est rattaché sur le sommet de la tête au klohouque, le haut bonnet pyramidal. Ils glissent sans bruit, enveloppés d'une gravité pieuse, oiseaux de nuit appelés hors de leurs retraites au foyer de prière. Nous les suivons au chœur ; ils se dispersent dans les stalles, dans la pénombre des piliers ; ils resteront

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plusieurs heures sans qu'un pli de leur visage ou un muscle de leurs membres bouge, pétrifiés comme de noires statues de ba- salte, confondus avec les raides images de l'iconostase. L'esprit oriental, qui est le leur, a mis la sainteté dans l'immobilité.

Quelques-uns revêtent les habits sacerdotaux ; ils accomplis- sent les cérémonies du rite avec la pompe habituelle. Les frères convers, groupés sous la direction du maître de chapelle, psal- modient ces litanies russes la voix humaine s'efforce de lutter avec le bronze du clocher, en prolongeant comme lui à l'infini les vibrations basses. Nos orgues n'ont pas des grondements plus sourds, des gémissements d'agonie plus plaintifs. Au fond de l'église, des pèlerins frappent le pavé de leurs fronts. Ce sont des moujiks venus, la besace au dos, des villages voisins, des paysannes qui portent un enfant dans un pan de leur pelisse. Il n'en vient pas ici de fort loin ; le jeune couvent de Resnoïè n'a pas encore eu le temj)s d'établir sa légende dans l'imagination populaire.

Car c'est ce qui manque à ce beau lieu et à ces belles scènes religieuses : la consécration du temps, indispensable aux maisons monastiques. Faute de quelques siècles, il semble que celle-ci ne soit pas bénie. Il y a pour notre esprit quelque chose d'inquié- tant et d'inacceptable dans ce phénomène d'un autre âge qui a surgi hier au milieu de nous, en même temps que cette usine d'où nous sortons, à côté d'elle. Nous aimons ces reliques du passé quand elles continuent, nous ne comprenons plus leur nais- sance, pas plus que nous ne comprendrions celle du maimnouth dont nous admirons les restes au Muséum. Ce n'est pas, grâce au ciel, l'apparition d'une maison de prière qui nous étonne ; c'est la reconstruction factice d'un organisme mort, d'un monas- tère d'autrefois avec ses prébendes, ses tenanciers, ses richesses territoriales qui ne correspondent plus à des services effectifs ; bien pis, d'un monastère qui fait travailler des machines an- glaises, qui place ses revenus en obligations de chemins de fer. Je demande si cette communauté a sa raison d'être dans quelque labeur intellectuel, dans une tutelle intelligente ou dans de grands bienfaits répandus sur le pays d'alentour. On me ré- pond que rien de pareil ne justifie sa fortune. Les cénobites de Resnoïè demeurent immobiles, psalmodient et thésaurisent. L'anachronisme est trop frappant : je vois ici des personnes très pieuses qui le sentent tout comme nous.

RESNOIE 17

Voilà, du moins, ce que nous disions entre raisonneurs venus de France. Et nous oubliions ces pauvres paysans russes exta- siés à côté de nous. Ils ne raisonnent pas si avant. Leur cœur a ses besoins absolus, comme notre esprit a ses sciences exactes. Leur instinct religieux ne veut pas abdiquer ; on ne le contente pas en ouvrant des fabriques. Le peuple russe va volontiers à celles-ci ; mais, quand il en sort, il revient encoi'e adoi^er à l'an- cienne manière, derrière ces moines qui chantent dans la lueur des cierges. Avons-nous le droit de les dire, inutiles, si leur chant berce un moment les espérances obscures de ces déshérités ? Des moines ne valent pas des raisons, disait l'autre. Oui, mais des raisons ne valent pas des sentiments, des raisons n'endorment pas une souffrance. Notre sagesse condamne les reclus de Res- noïè, parce qu'elle connaît mieux, parce qu'elle voit à leur place une maison de bénédictins. Elle oublie que ceux-là représentent la quantité d'idéal accessible et nécessaire à beaucoup de nos semlîlables. Ces instruments défectueux ont leur emploi dans l'œuvre divine d'allégement qui se poursuit au-dessus de nos tâches positives. Pour y comprendre quelque chose, il ne suffit pas d'élever son entendement vers les vérités d'en haut, il faut ensuite incliner son cœur vers les gens d'en bas.

Nous ressortons. La pleine lune se lève sur les coupoles bril- lantes de l'église, sur l'amas de maisons blanches et leur ceinture de vieux chênes. Vu ainsi, le couvent est féerique ; la nuit masque ce qu'il a de trop jeune, elle sème ses illusions sur ce mei-veilleux décor. Nous revenons par les grandes plaines. Sur notre gauche, la lune roule au ras des guérets et des labours. aussi, la pâle magicienne a tout transformé. Elle a élargi encore cet océan, elle l'a enchanté en jetant sur lui ses légères écharpes de brmnes bleues. Sa clarté noie ces lignes fuyantes ; le vide est chaud, doux, tranquille ; il est beau, parce qu'on y met tout ce qui devrait être. Les meules et les gerbes, seuls accidents qui fixent le regard, donnent plus que jamais l'impression de tentes et de faisceaux, d'une armée qui repose, attendant la bataille de demain. Des feux lointains s'allument dans ces bivouacs : une armée campe là, en effet : les travailleurs qui couchent autour de ces feux, pour reprendre à l'aube leur combat contre la terre. j\Iaintenant, c'est l'heure de paix. La terre dort. Comme un cer- veau humain, on sent qu'elle continue son labeur dans le som- meil. Elle a retiré toute la vie dans ses flancs ; plus de rumeurs,

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plus de mouvements, plus d'hommes. En voici un pourtant qui croise notre route, un de ceux que nous avons vus tantôt courbés sur la glèbe ; il s'éloigne sur la ligne d'horizon, superbe, trans- figuré ; il semble marcher sur les eaux et se perdre dans le ciel, au point indistinct commence cet autre champ noir étoile d'autres feux, tout pareil sur nos têtes à celui qui s'étend sous nos pieds. Une fois encore, deux bruits ont désenchanté le silence : le sifflement enroué d'une fabrique, le dernier tintement des cloches de Resnoïè. Voix discordantes en apparence, voix fra- ternelles si l'on écoute mieux ; voix du travail et de la prière, plainte des peines du corps, plainte des peines du cœur. Elles se rencontrent ià-haut, se confondent et meurent à leur tour. Il n'y aura plus de peine, cette nuit, sur la grande terre assoupie. La vie l'a rendue au rêve.

E.-M, DE Vogué.

MENSONGES

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IV

« LE SIGISBÉE »

Deux domestiques en livrée étaient venus relever les rideaux ; et la scène apparut, minuscule. L'indication de la brochure por- tant simplement ces mots : « Dans un jardin, à Venise, » le décor avait pu être réduit à une toile qui fermait le fond et à un fouillis de plantes empruntées aux célèbres serres de la comtesse. Avec leurs foi'mes un peu raides et la nuance lustrée de leurs feuillages, ces arbustes exotiques faisaient un cadre bien différent de celui que la fantaisie de M. Perrin avait aménagé à la Comédie fran- çaise. Il s'était, lui, le directeur artiste, s'il en fut jamais, complu à restituer une de ces terrasses sur la lagune, qui descendent vers l'eau glauque par un escalier de marbre blanc, avec des façades de palais à colonnettes rouges sur l'horizon, et des fuites de noires gondoles au tournant des canaux. Cette nouveauté de décor, la petitesse de la scène, le cercle restreint du public et son carac- tère d'élite, tout contribuait à augmenter le trouble- de René. Il retrouva l'espèce de battement affolé du cœur qu'il avait connu derrière un des portants du théâtre, le soir de la première repré- sentation. D^es applaudissements éclatèrent, qui saluaient l'entrée en scène de Colette Rigaud. L'actrice s'inclina en souriant, dans *son costume à la Watteau, et même sous cette robe copiée d'une

(1) Voir les numéros des 10 et 25 octobre 18S7.

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des fêtes galantes du grand peintre, avec ses cheveux poudrés, une mouche au coin du sourire et du rouge sur ses joues trop *pâles, elle gardait ce je ne sais quoi d'attendrissant qui venait de ses yeux et de sa bouche, tout pareils, en effet, aux yeux tris- tement songeurs et à la bouche mélancolique dans la sensualité que Botticelli donne à ses madones et à ses anges. Que de fois René avait entendu Claude gémir : « Lorsqu'elle m'a menti et qu'elle me regarde avec ces yeux-là, je me mets à la plaindre de ses infamies au lieu de lui en vouloir...» Colette commença de réciter les premiers vers de son rôle avec ses lèvres à la fois un peu renflées et fines, et l'angoisse de René fut portée à son comble, tandis qu'il écoutait autour de lui les chuchotements presque à voix haute que les gens du monde se permettent volontiers lors- qu'une artiste joue dans un salon. « Elle est très jolie... Croyez- vous que ce soit le même costume qu'au théâtre?... Ma foi, elles est trop maigre pour mon goût... Quelle voix sympathi- que !... Non, elle imite trop Sarah Bernhardt... J'adore cette pièce, et vous? Les vers, moi, ça me fait dormir... » L'oreille aiguë du poète surprenait ces exclamations et d'autres encore. Elles furent réprimées par une bordée de « chut » ! qui partirent d'un groupe de jeunes gens, tout près de René, parmi lesquels se distinguait un personnage chauve, au nez un peu fort, à la face congestionnée. La comtesse lui envoya de la main un geste de remerciement et, se retournant vers son voisin :

« C'est M. Salvaney, fit-elle, il est amoureux fou de Co- lette. »

Le silence s'était rétabli, un silence troublé à peine gar le bruit des respirations, le froissement des étoffes et la palpitation des éventails. R,ené maintenant écoutait chanter la musique de ses propres vers avec une griserie délicieuse, car à ce silence et aux murmures approbatifs qui s'élevèrent bientôt il compre- nait, il sentait que son oeuvre s'imposait à ce public de mondaines et de mondains réunis dans ce salon, comme elle s'était imposée à la salle de « première » au Théâtre-Français, toute remplie d'écrivains fatigués, de courriéristes blasés, de boulevardiers viveurs et de femmes galantes. Une hallucination intérieure ramenait malgré lui le jeune homme vers l'époque il avait imaginé, puis écrit, cette saynète qui lui valait, ce soir, un nou- veau et délicieux frémissement d'amour-propre, après avoir si profondément bouleversé sa vie. Il se revoyait au printemps

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dernier, se promenant dans les allées du jardin du Luxemboui'g, vers le crépuscule, et le mystère de la nuit commençante, l'arôme des fleurs, l'azur assombri du ciel apparu à travers la feuiliée encore rare, le marbre des statues des reines, tout de ce paysage l'avait enivré, d'autant plus que Rosalie marchait auprès de lui, silencieuse. Elle avait une si candide façon de le regarder avec ses yeux noirs, il pouvait lire une tendresse inconsciente et passionnée. C'était ce soir-là qu'il lui avait parlé d'amour, ainsi, dans le parfum des premiers lilas, tandis que la voix de M""® Of- .farel causant avec Emilie leur arrivait, indistincte. Il était revenu rue Coëtlogon en proie à cette fièvre d'espérance qui vous met les larmes au bord des yeux, le cœur au bord des lèvres, qui vous remue jusqu'à la racine la plus intime de votre être. Il lui avait été impossible de dormir, et là, seul dans sa chambre, il s'était, par comparaison avec Rosalie, rappelé sa première et unique maîtresse, une fille du quartier Latin, nommée Élise. Il l'avait rencontrée dans une brasserie il s'était laissé entraîner par les deux seuls confrères qu'il connût. Elise était jolie, quoique fanée, avec du noir sous les yeux, de la poudre sur tout le visage, du carmin aux lèvres. Elle avait eu un caprice pour lui, et, bien qu'elle le choquât de toute manière, par ses gestes et par ses pen- sées, par sa voix et par ses sensations, il était devenu son amant; triste intrigue qui avait duré six mois, et qui lui demeurait comme un souvenir amer. Il s'était attaché, malgré lui, à cette fille, étant de ceux que la volupté mène à la tendresse, et il avait cruellement souffert de ses coquetteries, de ses grossièretés de cœur, du fonds d'infamie morale sur lequel la pauvre créature vi- vait. Assis à sa table de travail et songeant avec extase à la pureté de Rosalie, il avait conçu l'idée d'un poème il mettrait en contraste une coquette et une jeune fille vraie et tendre. Puis, comme il était un fervent lecteur des comédies de Shakespeare et de Musset, sa vulgaire aventure de brasserie avait, par une méta- morphose étrange et cependant sincère, pris la forme d'une fan- taisie italienne. Il avait, cette nuit même, jetésur le papier le plan du Sigishée et composé cinquante vers. C'était la simple histoire d'un jeune seigneur vénitien, Lorenzo, qui s'éprenait d'une froide et cruelle coquette, la princesse Cœlia. Il perdait, le malheureux, son cœur et ses larmes à courtiser cette implacable beauté ; puis, sur le conseil d'un jeune marquis de Sénécé, roué français de passage à Venise, il affectait, pour piquer au jeu Cœlia, de s'inté-

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resser à la jolie et douce comtesse Béatrice. Il découvrait alors que cette dernière l'aimait depuis longtemps ; et quand Cœlia, prise au piège, essayait de l'attirer de nouveau, Lorenzo, éclairé par cette expérience, disait non à la perfide dont il avait été le triste Sigisbée, pour s'abandonner tout entier au charme de celle qui savait aimer, simj^lement.

Colette parlait, jouant Cœlia. Lorenzo se lamentait. Le roué se moquait. Béatrice rêvait... Ce petit monde venu du pays de Bene- dict et de Perdican, de la Rosalinde d'As you like it et du B'or- tunio du Chandelier, allait et venait dans un rayon de poésie, caressant et atténué comme un rayon de lune. Des voix s'éle- vaient par instants du groupe des femmes, qui jetaient un : « Charmant ! » ou un: « Exquis! » et René se souvenait des nuits de travail, une trentaine, consacrées à prendre et à reprendre tel ou tel de ces morceaux, cette élégie par exemple, écrite par Lorenzo sur un billet, billet qu'à un moment Cœlia montrait à Béatrice. Comme la voix de Colette se faisait tendre et mo- queuse pour réciter ces vers :

Si les roses pouvaient nous rendre le baiser

Que notre bouche vient sur leur bouche poser ;

Si les lilas pouvaient, et les grands lis, comprendre

La tristesse dont nous lemplit leur parfum tendre ;

Si l'immobile ciel et la mouvante mer

Pouvaient sentir combien leur charme nous est cher ;

Si tout ce que l'on aime, en cette vie étrange,

Pouvait donner une âme à notre âme en échange !...

Mais le ciel, mais la mer, mais les frêles lilas,

Mais les roses, et toi, chère, vous n'aimez pas...

Et l'hallucination rétrospective redoublait encore, rappelant à René sa chambre paisible, et comme il ressentait une joie intime à se lever chaque matin, pour reprendre la besogne interrompue. Sur le conseil de Claude, et poussé d'ailleurs par l'enfantine imi- tation des procédés des grands hommes, trait risible et déli- cieux de toute vraie jeunesse littéraire, il avait adopté la méthode pratiquée autrefois par Balzac. Couché avant huit heures du soir, il se levait avant quatre heures du matin. Il allu- mait lui-même son feu et sa lampe, préparés de la veille par les soins de sa sœur, qui avait aussi tout disposé pour qu'il se fit du café sans presque se déranger, à l'aide d'une machine à esprit-de-

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vin. Le feu crépitait, la lampe grésillait, l'arôme de la liqueur inspiratrice emplissait la chambre close. Il regardait pieusement une photographie de Rosalie et il commençait de travailler. Petit à petit le bruit de Paris grandissait, l'éveil de la vie se faisait comme perceptible. Il posait sa plume pour contempler quelques- unes des eaux-fortes qui tapissaient les murs ou pour feuilleter un livre. Vers six heures, Emilie entrait. A travers les soucis de son ménage, cette sœur fidèle trouvait le loisir de recopier jour par jour les vers que son frère avait composés. Pour l'ien au monde elle n'aurait souffert qu'un manuscrit de René passât entre les mains des prêtes et des correcteurs. Pauvre Emilie! qu'elle eût été heureuse d'entendre les applaudissements couvrir la voix de Colette, et que le plaisir de René eût été entier lui-même si la sen- sation du changement d'âme qui s'était accompli en lui à l'endroit de Rosalie ne fût venu l'attrister vaguement, même à cette minute la pièce finissait dans un enthousiasme de tout le salon !

« Vous avez un succès fou, dit la comtesse au jeune homme. Toutes ces petites vont se disputer à qui vous aura chez elle. » Et comme pour appuyer ce qui n'aurait pu être que de la flatterie d'une gracieuse maîtresse de maison, le jeune homme put enten- dre, durant le tumulte dont s'accompagna la fin de la pièce, toutes sortes de phrases passer à travers le brouhaha des robes, le bruit des chaises poussées, des saints échangés : « C'est l'au- teur... — Qui?,.. Ce jeune homme.:. Si jeune !... Est-ce que vous le connaissez? Il est bien joli garçon... Pourquoi porte-t-il les cheveux si longs?... Moi, j'aime ces têtes d'ar- tistes... — On peut avoir du talent et se coiffer comme totit le monde... Mais sa comédie est ravissante... Ravissante... Ravissante... Savez-vous qui l'a présenté à la comtesse... Mais c'est Claude Larcher... Pauvre Larcher ! Regardez comme il tourne autour de Colette... Salvaney et lui vont se bûcher un de ces jours... Tant mieux, ça leur rafraîchira le sang... Est-ce que vous restez pour souper?... » C'était vingt propos parmi cent autres que René distinguait, avec cette finesse d'oiiïe propre aux auteurs, et tandis qu'il s'inclinait, le rouge au front, sous les coups de massue des compliments d'une femme qui venait de l'enlever presque de force à M""* Komof. C'était une personne longue et sèche d'environ cinquante ans, veuve d'un M. de Sermoises, lequel était devenu depuis sa mort « mon pauvre Sermoises », après avoir été, de son vivant, la fable des

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clubs à cause de la conduite de sa compagne. Cette dernière avait passé, en vieillissant,