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HISTOIRE

ROBESPIERRE

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HISTOIRE

ROBESPIERRE

D'APRÈS DES FAl'IEliS DE FAMILLE LES SOUKCES ORIGI.VALES ET DES DOCL'HE.VTS E .\ T I ÈH BUE NT INEDITS

ERNEST HAMEL

Stribilur ad na randuiii tT i riiea\ui;.\j

TOME TROISiÉME

LA MONTAGNE

PARIS

CHEZ L'AUTEUR, 31, AVENUE TRUDAINE

Et chez les principaux libraires

1867

Tûus druils de traduction tt de reproduction leseivei

HISTOIRE

DE

ROBESPIERRE

LIVRE ONZIEME

JUIN 1793 OCTOBRE 1793

Résultats des journées des 31 mai et 2 juin. Conduite des Girondins. Robespierre combat le rapport de Barère. La constitution de 1793. Robespierre et Proudlion.

Suite des débats sur la constitution. Une réponse à Mercier. L'Être suprême.

Attitude des députés de la droite. Acceptation de la constitution. Jacques Roux et les enragés. Sortie de Robespierre coutre ces derniers. Tentatives de guerre civile. Héroïque attitude de Robespierre. Le boucher Legendre. Ap- probation de la conduite de la commune de Paris au 31 mai. Ni défiance excessive, ni modérantisme. A propos d'un prêtre réfractaire. Sagesse de Robespierre. L'emprunt forcé. Les Girondins dans le Calvados. Projet attribué à Carat. L s journalistes mercenaires. Le rédacteur du Moniteur. Une des fraudes de Cour- tois. — Les déparlements en marche contre Paris. La Marseillaise normande. Une adresse de la société de Caen. Discussion sur le rapport concernant les Girondins. Une motion de Tallien. Le rapport de Saint-Just. Les admi- nislrateurs rebelles. Robespierre défend le comité de Salut public. Rossignol et le général Biron. D'Albarade et Danton soutenus par Robespierre. Assassi- nat de Marat. Conduite de Robespierre. Plan d'éducation par Michel Lepele- tier. La Convention nationale et l'instruction publique. Volonté une, royaliste ou républicaine. Encore une fraude thermidorienne. Éloge de Lavalette et rap- pel de Duhem. Affaire du général Custine. Entrée de Robespierre au comité de Salut public. Proposition d'ériger le comité en gouvernement provisoire. Robespierre défend de nouveau Danton. Lutte contre les enragés. Simonne Evrard, Politique de Robespierre. Les étrangers. Sévé.-ités déployées par la Convention. Encore Carra et Brunswick. Sombres discours. Pitt déclaré l'ennemi du genre humain. -vAppel a la raison du peuple. Robespierre et l'évêque de Saint-Flour. Les commissaires des départements aux Jacobins et à la Conven- tion. — Anniversaire du 10 août. Entrevue de Garât avec Robespierre. Opi- nion vraie de Garât sur Maximilien Robespierre. Carnot entre au comité de Sa- lut public. Les Anabaptistes de France. La levée en masse. Robespierre président de la Convention et des Jacobins. Bordeaux et les autorités constituées. Les révoltés lyonnais. Paméla et François de Neufchàieau. Le Théâtre- Français. Quelques particularités de la présidence de Robespierre. Les boulets

1

HISTOIRE DE ROBESPIERRE

marseillais. Rose Lacombe. Le Père Duchesne. Fermentation dans Paris. Barère di fendu par Maximilien. Mémorable séance du 5 septembre à la Conven- tion. — Robespierre complètement étranger a l'organisation de la Terreur. Nou- velle sortie contre les exagérés. Le comité de Sùieté générale. Une réponse à Prudhomme. Le général Rossignol et la Vendée. Premiers démêlés de Ro- bespierre avec Bourdon (de l'Oise). Rapports avec les généraux. Robespierre indisposé. Il défend le comité de Salut public. Sortie violente contre Briez. Séance du 23 septembre aux Jacobins. Vilain d'Aubigny. Robespierre arrache à l'échafaud soixante-treize Girondins. Voix d'outre-tombe.

I

« La journée du 31 mai fut grande, heureuse, utile et nécessaire, » s'écriait Robert Lindet à la tribune de la Convention le l'^'" brumaire de Tan III (22 octobre 1794), près de trois mois après la chute de Robespierre (1 ), c'est-à-dire à une époque la réaction girondine commençait à s'imposer au pays et à diriger de sérieuses persécu- tions contre les patriotes suspects de garder quelque fidélité à la mémoire des vaincus de Thermidor. Gela seul suftîrait à prouver dans quelle erreur grossière, volontaire ou non, sont tombés les historiens qui ont présenté la chute des Girondins comme une victoire person- inelle pour Robespierre ; ce fut le triomphe éclatant de la révolution démocratique, et tous les prodiges dont un peuple est capable pour assurer son indépendance et conserver son homogénéité vont s'ac- complir entre Tépoque du 31 mai et celle du 9 thermidor. Ge sera l'œuvre de la Montagne.

On a dit très-faussement qu'à partir du 31 mai toutes discussions avaient cessé au sein de la Gonvention ; que, terrifiée en quelque sorte, elle s'était bornée à voter silencieusement les décrets proposés par ses comités : c'est une assertion complètement contraire à la vérité et démentie par tous les faits. Ge qui est vrai, c'est que, débarrassée des brouillons et des intrigants, la Gonvention ne fut plus une arène de gladiateurs; c'est qu'au lieu de s'épuiser dans ces récriminations éter- nelles, dans ces luttes de partis l'avaient entraînée les hommes de la Gironde, elle se consacra tout entière aux grands intérêts de la patrie; ce qui est vrai enfin, c'est que, pressés de donner à la France une constitution républicaine, ses membres seraient assez promp- tement l'entrés dans la vie privée si des circonstances extraordinaires, provoquées en partie par ceux dont elle s'était vue contrainte de voter l'arrestation , ne l'avaient pas mise dans la nécessité d'ériger un gouvernement d'expédients et de faire face elle-même par de su-

(1) Voyez le iioniieur du 4 brumaire de l'an lU [Tj octobre 1794).

LIVKK \1. lŒSULTATS DES JOURNÉES DES 31 ET 2 JUIN 3

prêmcs moyens à de suprêmes périls. Les suites du 31 mai, on peut, je crois, Taftirmer hardiment, n'eussent pas été fatales aux Girondins si eux-mêmes, par de criminelles entreprises, n'avaient pas appelé sur euK toute la sévérité des lois ; si, comme Ta très-bien dit un écri- vain célèbre, tout (lis])osé à Tindulg-ence à leur égard, que dis-je! trop porté à la partialité en leur faveur, ils n'avaient poinl l'éripitè leur chute en la méritant par l'appel à la guerre civile (1).

Personne, parmi les principaux membres de la Montagne, n'avait soif du sang de ces hommei>. Considérée comme un obstacle à l'éta- blissement du gouvernement républicain, la Gironde avait disparu, emportée pour ainsi dire dans un mouvement populaire ; on ne voulait pas autre chose (2). Quand le 2 juin, sur la place du Carrousel, le gé- néral provisoire de la garde nationale, cet Hanriot calomnié à l'envi par les réactions de toutes les couleurs , parcourait les rangs des bataillons parisiens, il disait : « Il ne faut pas verser de sang, mais il ne faut pas se retirer que les vingt-deux membres ne soient li- vrés (3). » Et, défait, il n'y eut jamais d'insurrection plus bénigne que celle des 31 mai et 2 juin 1793; Robespierre jeune put dire avec raison : « Il sera inouï dans l'histoire que cent mille hommes se soient mis sous les armes sans qu'il soit arrivé le plus léger accident (4). » Quand le résultat poursuivi fut atteint, les citoyens qui y avaient travaillé avec le plus d'ardeur semblèrent avoir hâte d'abdiquer la part d'autorité dont ils avaient été momentanément revêtus. Ainsi fit Hanriot. Nous devons signaler en passant la conduite politique de ceux dont la fortune fut associée à celle de Robespierre. « Répu- blicains », dit-il au sein du conseil général de la commune, « comme il me semble avoir rempli ma tâche , comme il me semble voir le calme, la tranquillité et l'union rétablis dans la ville, je donne ma démission entre les mains du peuple... J'ai fait tout ce qu'un hon- nête citoyen devait faire, et je me croirais le plus coupable des hommes si je ne donnais pas ma démission , que le peuple a droit

(1) Michelet, Histoire de la Révolution , t. VI, p. 50.

(2) Nous avons déjà démontré combien erronée est l'opinion de ceux qui font des Gi- rondins les fondateurs de République parce qu'un des leurs avait eu le premier à la bouche, en 1791, ce mot de république. Dieu sait quels républicains et quels libéraux furent les Girondins ! Demandons à un franc royaliste quels étaient, dans l'opinion pu- blique, les vrais républicains. Écoutez Mallet du Pan ; voici comment il s'exprimait en avril 1792 : « Gela n'empêche pas qu'il n'existe un parti de véritables républicains , à la tête desquels est M. Robespierre, qui ne chemine pas avec MM. Gondorcet, Brissot... » [Mémoires de Mallet du Pan , t. I, p. 260.)

(3) Compte rendu , par Saladin , des journées des 29 et 31 mai , 1" et 2 juin 1793 , cité dans l'Histoire parlementaire, t. XXVITI, p. 44, en note.

(4) Journal des débats et de la correspondance de la société des Jacobins, numéro 428.

4 HISTOIHE DE ROHESIMEBRE

d'exiger de moi. » Le président, c'était Lubiu, destiné, lui aussi, à périr en Thermidor, lui répondit : « Hanriot, quand le peuple de Paris, dans le moment d'une violente crise, te nomma son com- mandant général, il annonça qu'il connaissait ton civisme, ton cou- rage, ton mérite ; tu as pleinement justifié son opinion; la démission que tu lui donnes aujourd'hui achève de prouver qu'il t'a bien jugé. Ce dernier trait met le comble à ta gloire. Hanriot sera cité désor- mais, et dans cette ville et dans la République entière, non-seulement comme un ardent patriote, un franc révolutionnaire, mais, ce qui est bien plus glorieux, comme un excellent citoyen (1). » Hanriot n'allait pas tarder à être réintégré dans son commandement par le suffrage de ses concitoyens; nous aurons plus d'une fois l'occasion de mon- trer comment il s'acquitta de ces importantes fonctions.

Un désir d'apaisement paraissait s'être emparé de la plupart des esprits, à ce point que, dans une séance du conseil général de la com- mune, un envoyé de Lyon, nommé Leclerc, ayant manifesté son étonnement de ce qu'on semblait craindre de répandre quelques gouttes de sang, Hébert lui-même, au milieu de l'indignation univer- selle , proposa à ses collègues de considérer comme mauvais citoyen quiconque parlerait de verser du sang, et sa motion fut accueillie par des applaudissements unanimes (2). La Convention, de son côté, avait des dispositions à l'indulgence. Et pourtant les incitations san- glantes ne lui manquaient pas. C'était la commune d'Amboise, qui lui conseillait de se hâter de décréter d'accusation tous les chefs de la faction girondine et de les envoyer à l'échafaud ; c'étaient les ha- bitants d'Arcis-sur-Aube , qui demandaient que la vengeance na- tionale s'appesantît sur les membres dénoncés (3). Les adresses abon- daient où l'on poussait les représentants du peuple à user des moyens de rigueur contre leurs collègues désarmés. Plus modéré était le vœu des compatriotes de Robespierre. « Que le lieu de vos séances cesse d'être une arène de gladiateurs ! » s'écria à la barre de la Convention un député de la commune d'Arras; « qu'il s'y établisse une lutte, nous y consentons, mais que ce ne soit pas celle des pas- sions; que ce soit celle de l'amour du bien public (4). » L'Assemblée

(1) A'rchives de la Ville. Registre des délibérations du conseil général de la com- mune. V. 30, carton 0,30,0.

(2) Séance du 4 juin. Voy. le compte rendu de cette séance dans le Moniteur du " juin 1793.

(3) Adresses des communes d'Amboise et d'Arcis-sur-Aube, transcrites sur le registre des délibérations du conseil général. [Archives de la Ville, xibimpra.)

(4) Archives de la Ville, ubi supra. Voy. dans le Moniteur du 8 juin 1793 le discours de ce député d'Arras.

LIVRE XI. COiNULlTE DES GIHOMlINS 5

inclinait visiblemciil vers les mesuirs Je doiueur, mais le cœur des Girondins était fermé à toute proposition d'accommodement; il leur fallait le triomphe ou la mort. Le bruit s'étant répandu que le co- mité de Salut public devait pi'oposer à la Convention un projet d'am- nistie en fciveur des députés mis en arrestation, Dufriche-Valazé dé- clara que pour sa part il repousserait toute amnistie avec hor- reur (1). Non moins fier et non moins acerbe se montra Vergniaud. Il s'était volontairement soumis au décret d'arrestation afin d'offrir sa tête en expiation des trahisons dont il serait convaincu, écrivit-il à la Convention; mais, à son tour, il demanda que ses dénonciateurs fussent livrés au bourreau s'ils ne produisaient de preuves contre lui (2). Que les Girondins, vaincus, se montrassent indomptables dans l'adversité, qu'aux accusations de leurs adversaires ils opposassent une âme stoïque et dédaigneuse, c'était bien, et il pouvait même y avoir quelque grandeur dans leur conduite ; mais malheureusement ils ne s'en tinrent pas là. Lorsque Marat avait été livré par eux au tribunal révolutionnaire, les partisans de l'Ami du peuple n'avaient pas cherché à ameuter contre la Convention la population pari- sienne, et les sections de la capitale avaient attendu dans le silence et dans le respect le résultat dli procès. C'était un exemple à suivre. Coupables d'avoir, les premiers , porté atteinte à l'intégrité de la représentation nationale , les Girondins étaient tenus de s'in- cliner à leur tour devant le décret qui les frappait. La résignation, c'était le salut; nul doute, je le répète, que, s'ils avaient accepté purement et simplement la situation, ils n'eussent pas misérable- ment perdu la vie, les uns sur les échafauds, les autres par le sui- cide. Mais, aveuglés par la haine, dominés par des passions voisines de la démence, ils se crurent assez forts pour diriger tous les dépar- tements dans une vaste croisade contre Paris, pour imposer par eux des lois à la Convention nationale, et ils n'hésitèrent pas à souffler aux quatre coins de la France le feu de la guerre civile.

Voulurent-ils, comriie on les en accusa sur les rapports du Prus- sien Anacharsis Cloots, dit VOrateur du genre humain., démembrer, fédéraliser la France? Non , sans doute; mais leur crime ne fut pas moins irrémissible. A leur voix se mirent en pleine révolte les dé- partements de l'Ouest et du Midi, et sous leur inspiration la terreur s'organisa à Lyon et à Marseille contre les patriotes. Ne savaient-ils pas, les imprudents! que derrière eux, et en se couvrant de leur

(1) Voy. la lettre de Dufriche-Valazé dans le Moniteur du 7 juin 1793 , et dans le nu- méro 203 du Républicain français, elle se trouve plus complète.

(2) Voy. la lettre de Vergniaud dans le Moniteur du 8 juin -1793.

(i HISTOIKE DE HOBESPIERRE

nom, allaient se grouper tous les royalistes, tous les ennemis de la Révolution? Et quel moment choisirent-ils pour exposer la patrie éperdue à de tels déchirements! Trois cent mille ennemis occupaient nos frontières depuis Bâle jusqu'à Ostende; les Autrichiens étaient aux portes de Valenciennes; en dix jours ils pouvaient être à Paris. La situation n'était guère meilleure au Midi et au Sud-Est. Dans l'in- térieur, les Vendéens, encouragés par de récents succès, redou- blaient d'ardeur, et, maîtres de Thouars , de Fontenay, de Saumur, ils dominaient tout le cours de la Loire. N'y avait-il pas de quoi apaiser les ressentiments de la Gironde et lui faire accepter doci- lement l'arrêt du peuple?

II

Tel était l'état des choses lorsque, dans la séance du 6 juin, Ba- rère présenta à la Convention nationale, au nom du comité de Salut public, un rapport ambigu et équivoque sur les journées des 31 mai et 2 juin, comme s'il n'eût pas encore été assez certain du triomphe de la Montagne pour se ranger tout à fait de son côté (1). Dans un décret à la suite, il proposa, entre autres mesures, à l'Assemblée, de supprimer tous les comités extraordinaires autres que ceux de surveillance et de salut public; d'expulser du territoire de la Répu- blique, dans le plus bref délai, tous les étrangers suspects; d'en- voyer tout de suite dans chacun des départements dont quelques députés avaient été mis en état d'arrestation un nombre égal de députés à titre d'otages. Danton appuya cette dernière proposition, et, cédant à un mouvement chevaleresque , Couthon et Saint-Just s'offrirent eux-mêmes en otages (2). Mais le rapport de Parère parut infiniment dangereux à certains représentants. Était-ce à l'heure oîi les Girondins bravaient ouvertement la Convention par des lettres me- naçantes et {provocatrices qu'on devait avoir l'air de les redouter en comj)osant avec eux? ADucos, qui dans la séance du 8 avait sou- tenu les conclusions du rapport, Robespierre répondit froidement, avec modération , mais aussi avec fermeté. C'était la première fois qu'il prenait la parole depuis la journée du 2 juin. A la Convention connue aux Jacobins, il était resté muet, attendant avec anxiété lesré-

(1) Rapport de Barère, dans le Moniteur 9 juin 1793.

(!2) Voy. le Moniteur du 9 juin, et iioive Histoire de Saint-Just , p. :2!20 de la première édition.

LIVP.E XI. IL COMBAT LE RAPPORT DE 15ARERE 7

suhatsdcs iiionéos girondines dans les déparlements (1). Mais à la nouvelle des tentatives faites pour opérer la contre-révolution à Bor- deaux, fi Lyon, à Marseille et sur d'autres points encore, il monta résolument à la tribune afin de combattre comme insuffisantes les mesures présentées par Barère, lesquelles lui paraissaient de nature à fomenter des troubles dans le pays au moment l'Assemblée et la République tout entière avaient un si grand besoin de tranquillité. Dépeignant les périls auxquels la France était exposée sur ses fron- tières et à l'intérieur, il engageait vivement tous les citoyens à mar- cher de concert vers la paix et la liberté publique. Mais pour cela il fallait se garder d'agiter de nouveau Paris et de fournir à l'aris- tocratie, par des mesures inconsidérées, les moyens de se relever de son dernier échec. « Si vous jetez au milieu de nous de nouvelles semences de division » , disait-il , « alors elle lèvera une tête auda- cieuse, et peut-être tomberez-vous dans l'état dont vous étiez mena- cés avant le 31 mai... Ce qui a été fait dans cette dernière révolution n'a produit aucun effet funeste, aucune effusion de sang. Vous avez tous reconnu le principe et le caractère patriotique imprimé à l'in- surrection du peuple ; vous avez vu qu'elle était nécessaire, sous peine de voir la liberté ensevelie à Paris, et par conséquent perdue à jamais pour le reste de la République, sous peine de voir se répé- ter auprès de vous les scènes sanglantes de Lyon et de Marseille... » En conséquence, il était indispensable, à son avis, de conserver les autorités établies parle peuple pour maintenir la tranquillité publique et protéger en même temps ses droits et sa liberté. Etait-il permis à la Convention de comprimer le zèle, l'effervescence même du patrio- tisme, quand elle ne possédait pas elle-même assez de vertu, de sa- gesse et d'énergie pour dompter les ennemis extérieurs et intérieurs delà Révolution? Sans s'arrêter au projet d'envoyer des otages dans les départements, lequel ne lui paraissait pas mériter examen, il en- gageait ses collègues à exiger du comité de Salut public un prompt rapport sur les députés détenus, et surtout une loi sévère contre les étrangers, car il trouvait souverainement impolitique, lorsque les puissances étrangères bannissaient de chez elles tous les Français qui pourraient y porter nos principes, de recevoir légèrement tous les in- dividus qu'elles dépêchaient au milieu de nous afin de nous infecter de leurs poisons. Rapport sur les députés arrêtés en vertu du décret du 2 juin, bonne loi sur les étrangers, ordre du jour sur les autres me-

(1) Dans son Histoire de la Révolution, M. Thiers, entre autres erreurs, aUribue à Maxiniilien Robespierre un discours prononcé par Robespierre jeune au club des Jaco- bins dans la séance du 3 juin 1793. (Voy. le Journal des débats et de la correspondance de la société des Jacobins.)

HISTOIRE DE RORESPIERRE

sures proposées par Barère, tels étaient, en définitive, les trois points auxquels se réduisaient les propositions de Robespierre (1).

Ses paroles produisirent un effet décisif. Les partisans de la Gi- ronde, sentant bien que le rapport de Barère était au fond tout favo- rable à leurs amis, en appuyèrent de tous leurs efforts les conclu- sions, mais en vain. Un député de l'Indre, nommé Lejeune, renchérit singulièrement sur le discours de Robespierre et se montra d'une sévérité excessive contre les hommes qui, dit-il, envoyés à la Con- vention pour faire des lois, avaient depuis six mois employé leurs talents à calomnier les patriotes les plus énergiques, à calomnie)- Paris, pour exciter contre cette ville des rivalités propres à amener le fédéralisme. Barère, voyant son projet de décret menacé d'un échec complet, annonça que le comité de Salut public en présente- rait un nouveau dans lequel il serait tenu compte des observations soumises à l'Assemblée. Nous dirons bientôt comment, en présence de l'insurrection girondine, la Convention nationale dut se départi)' des sentiments d'indulgence qui tout d'abord l'animaient à l'égard des vaincus du 31 mai. Mais avant de jeter un rapide coup d'œil sur les déchirements dont la France va être le théâtre , il importe de nous arrêter un moment sur la constitution de 1793, laquelle fut discutée et votée vers ce temps-là.

III

Il n'y a certainement pas eu de constitution plus décriée que celle de 1793, parce qu'il n'y en a pas de moins connue, et qu'on la juge d'ordinaire d'après les calomnies dont elle a été poursuivie, comme l'ont été ses auteurs. Il n'y en a point pourtant respire un plus profond amour de l'humanité, et soient plus nettement affirmés ce qu'on est convenu d'appeler les grands principes de 1789 : l'éga- lité, la liberté, le droit d'association, les franchises de la pensée, l'élection populaire appliquée sur la plus vaste échelle, le renou- vellement fréquent des fonctionnaires publics, les garanties les plus minutieuses contre les emi)iéteraents du pouvoir.

Elle ne fut pas, comme on l'a dit, bâclée en quelques jours par des jeunes gens. Depuis le mois de février, date à laquelle Condorcet avait présenté son projet, la constitution avait occupé tous les esprits sérieux de l'Assemblée, et de longues discussions y avaient été con-

(1) Voy. le discours de Robespierre dans le ilonilcur du 10 juin, et dans le Journal des débals el des décrets, numéro 264, p. ICI.

LIVRE XI. LA CONSTITUTION DE 1793 9

saci'ées. L'œuvre girondine uvail le tort de se perdre dans des détails infinis; elle fut écartée avant même que la Gironde eût succombé définitivement. Dans la séance du 30 mai, la Convention avait adjoint au comité de Salut public Hérault-Séchelles, Couthon , Sainl-Just, Ramel et Mathieu, qui, se trouvant chargés, de con- cert avec les membres du comité , de poser de nouvelles bases constitutionnelles (1), n'eurent qu'à condenser, en quelques articles clairs et nets, les grands principes démocratiques exposés déjà par Robespierre et d'autres députés à la tribune de la Convention.

La constitution était attendue de toutes parts avec une fiévreuse impatience ; chacun l'appelait de ses vœux comme l'ancre de salut, la réparation de tous les maux, la fin de toutes les discordes; et, quoi qu'en aient dit tous les ennemis de la Révolution, on peut affirmer que, si défectueuse qu'elle fût, elle eût parfaitement fonc- tionné si des complications imprévues n'eussent pas forcé la Con- vention de l'ajourner jusqu'à la paix. Le 9 juin 1793 , dans la soi- rée, Couthon, Hérault-Séchelles, Saint-Just, Ramel et Mathieu sou- mirent à leurs collègues du comité de Salut public le projet qu'ils avaient rédigé (2). Le lendemain matin, le comité l'adopta dans son ensemble, avec quelques modifications, et, le même jour, Hérault-Séchelles en donna lecture à l'Assemblée. Des membres rédacteurs de cette constitution, deux, Couthon et Saint-Just, étaient étroitement unis de cœur à Robespierre. Mais, s'ils s'inspiraient généralement des idées de leur ami, ils ne parvinrent pas à les faire complètement triompher, car nous allons voir Robespierre com- battre sur plus d'un point le nouvel acte constitutionnel, et, tout en le jugeant supérieur à tout ce qui s'était produit jusqu'ici, il fut loin de le considérer comme le pacte social définitif des Français (3). Seulement, après tant de séances perdues, employées en agitations stériles, il lui sembla indispensable que la Convention prouvât au peuple français et au monde entier qu'elle avait à cœur de s'occupei- sans relâche de la mission dont elle avait été spécialement chargée. Aussi l'entendit-on s'écrier, après qu'au milieu des applaudissements Hérault-Séchelles, au nom du comité de Salut public, eut présenté son rapport et lu le projet d'acte constitutionnel : « La seule lecture

[l] Voy. le Moniteur du 31 mai 1793. Les membres du comité de Salut public étaleot alors Caiiibon, Barère, Danton, Guyton-Morveau, Treilhard, Lacroix, Bréard , Delmas el Robert Lindet.

(2) Registre des délibérations et arrêtés du comité de Salut public (4 rc/uï'e.?, 434 aal\).

(3) Ce qui n'empêche pas M. Michelet d'écrire que « la Montagne... lui remit en réalité la constitution » (t. VI, p. 33). Mais, étranges contradictions de l'émluent écri- vain! il ajoute, à la page suivante, que les rédacteurs de la constitution se conten- tèrent de découper « le médiocre projet girondin ». Or, on a pu voir, dans notre précé-

10 HISTOIRE un RODESl'lERUE

du projet de conslitution va ranimer les amis de la patrie et épou- vanter tous nos ennemis. L'Europe entière sera forcée d'admirer ce beau monument élevé à la raison humaine et à la souveraineté d'un grand peuple. » Il demanda ensuite que le projet fût imprimé en placard, envoyé h toutes les administrations, aux sociétés populaires, aux armées, et que dès le lendemain la discussion commençât (1).

Si démocratique et si populaire que fût en somme ce projet de constitution, adopté en principe par la Convention malgré l'oppo- sition de quelques membres de la droite qui auraient voulu ajourner la discussion jusqu'à ce qu'il eût été statué sur le sort des députés détenus, il n'en fut pas moins l'objet de critiques assez vives de la part de certains députés montagnards. Le soir, aux Jacobins, Ro- bespierre, après avoir rendu compte, avec beaucoup de détails, de la séance de l'Assemblée, ayant proposé à la société d'envoyer une adresse aux départements sur l'heureux événement qui lui parais- sait devoir concilier les suffrages du peuple et de tous les amis de la liberté, sur cette constitution « sortie en huit jours du sein des orages » et devenue le centre il était permis à la nation de se rallier sans se donner de nouvelles chaînes, Chabot protesta. Cette constitution, la meilleure réponse des patriotes à toutes les calom- nies, selon Robespierre, contenait, d'après Chabot, des germes de royalisme. Le pouvoir exécutif, dans lequel le comité avait essayé d'asseoir la garantie même de la liberté, lui semblait monstrueux et liberticide. Aux yeux de l'ex-capucin, la guillotine seule devait être la gai'antie de la liberté. L'idée n'était pas heureuse de faire inter- venir dans une discussion toute constitutionnelle l'instrument sinistre des vengeances révolutionnaires. « Je désire la discussion, » répon- dit Robespierre, «et je ne regarde point cette constitution comme un ouvrage Uni; j'ajouterai moi-même des articles populaires qui y manquent, et je ne demande qu'une adresse analogue aux circon- stances, dont le but soit de relever l'esprit public abattu et de ré- pondre aux calomnies de nos ennemis. » Vivement appuyée par

(liuit volume, combien plus lari;cs et plus élevées étaient les vues de Robespierre en matière de conslitution. Telles sont d'ailleurs les erreurs capitales commises par M. Miclielet, qu'il se plaint (p. 37) de ce que le droit de résistance à l'oppression ne figure pas dans l 'énnmération des Droits de l'bomme. Pour quoi donc compte-t-il les articles XXXIII , XXXIV et XXXV de la Déclaration : « La résistance à l'oppiession est la conséquence des autres droits de l'homme? »

« II y a oppression contre le corps social lorsqu'un seul de ses membres est op- primé... »

« Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits... »

(l) Journal des débats et des décrets, numéro 2G6, p. 133, et Moniteur du 1^ juin 1793.

;.!vui: XI. LA co^■sT^i'LTlo^ de \19:i 11

Jean Bon Saint-André, la motion de Robespierre fut adoptée, et la société le ehari^ca du soin de rédiger cette adresse en lui adjoignant Saint-André et Chabot (1).

D('s le lendemain H juin, comme l'avait réclamé Maximilien , la discussion s'ouvrit sur la constitution; elle se prolongea jus- qu'au 23. Pour l'exercice de sa souveraineté, le peuple français était distribué en assemblées primaires de canton, et, pour l'administra- tion et la justice, en départements, districts et municipalités. Tout homme et domicilié en France était admis à l'exercice des droits de citoyen. Celait le suffrage universel , réclamé par Robespierre depuis l'origine de la Révolution, et, pour la première fois, inscrit dans l'acte constitutionnel. Par une disposition assurément fort touchante, la constitution nouvelle accordait les droits de citoyen à tout étranger qui, domicilié en France depuis un an, y vivait de son travail, ou acquérait une propriété, ou épousait une Fran- çaise, ou adoptait un enfant, ou nourrissait un vieillard. Le peuple nommait directement ses députés ; il déléguait à des électeurs le choix des administrateurs, des arbitres publics, des juges criminels et de cassation.

Ce dernier article amena d'assez vifs débats. Dans la séance du 15, un membre de la droite et un membre de la gauche, Guyomard et Chabot, combattirent la création de corps électoraux,. comme de na- ture à détruire l'unité et l'indivisibilité de la République, et insis- tèrent pour l'élection directe en toutes choses. Mais n'était-il pas à craindre que, si le conseil exécutif, les corps judiciaire et admi- nistratif, étaient élus directement et sortaient de la même source que le Corps législatif, ils ne s'attribuassent une importance égale, n'empiétassent sur ses attributions? L'article XXIX spécifiait bien que chaque député appartenait à la nation entière ; toutefois, malgré cela, n'était-il pas possible qu'un jour le conseil exécutif vînt dire aux mandataires de la nation : « J'ai été tlu par l'universalité des citoyens, vous n'êtes vous que le produit d'élections partielles : donc , mon mandat est supérieur au vôtre » '/ Levasseur et Thuriot défendirent le plan du comité, et Robespierre, uvec son grand sens politique, appuya en ces termes leurs observatious : « Si le système de Chabot semble au premier coup d'œil plus coiiforme aux prin- cipes démocratiques, cette illusion disparaît bientôi, quand on exa- mine quel en serait le résultat pour ou contre la libvîrté... Quel est recueil ordinaire de la liberté dans tous les pays? C'est le trop grand

(1) Journal des débats et de la correspondance de la société des Jacobins, numéro 431. Le discours de Robespierre a été reproduit in extenso dans l'Histoire jnrlementaire , t. XXVIII, p. 186.

12 HISTOIRE DE ROBESPIERRE

ascendant que prend à la longue le pouvoir exécutif, qui, par cela même qu'il a entre ses mains toutes les forces de TÉtat et qu'il agit sans cesse, domine bientôt toutes les autorités. De vient la néces- sité bien constante de mettre dans la constitution de fortes barrières à son usurpation. De nécessité d'empêcher qu'il n'ait dans son ori- gine un caractère aussi imposant que celui de la représentation na- tionale; de nécessité de ne point le faire nommer immédiatement par le peuple. Si vous n'adoptez pas ce système , vous verrez bientôt, sous des formes nouvelles, ressusciter le despotisme, et les autorités particulières, puisant dans leur nomination un caractère de repré- sentation, se liguer ensemble pour lutter contre l'autorité naissante de la grande représentation nationale (1). » De quelles garanties et de quelles précautions il voulait entourer la liberté, ce sincère grand homme que la calomnie et l'ignorance poursuivent encore de l'accu- sation de dictature! Convaincue par ces raisons, l'Assemblée adopta les vues du comité. On a comparé à tort, d'ailleurs, ces corps élec- toraux à ceux de la Constituante , lesquels, issus d'un suffrage res- treint, nommaient à la fois la représentation nationale , les juges et les administrateurs, tandis que, sortis eux-mêmes du suffrage uni- versel, les premiers étaient seulement chargés de l'élection de fonc- tionnaires que la constitution entendait subordonner au Corps lé- gislatif.

Robespierre, avons-nous dit, ne se trouva pas toujours d'accord avec les rédacteurs du projet ; en plus d'une circonstance on l'en- tendit critiquer leurs idées. Ainsi il essaya, mais en vain, de faire modifier l'article en vertu duquel un député démissionnaire ne pou- vait quitter son poste qu'après l'admission de son successeur. C'était là, selon lui, une atteinte à la liberté individuelle (2). Il s'éleva éga- lement contre le vague de l'article qui permettait aux assemblées primaires, en dehors de leur session annuelle, laquelle devait avoir lieu tous les ans, le l'"'" mai, de se former extraordinaire- ment, par la réunion âe la majorité des membres dont elles étaient composées. Quel serait l'objet de leurs délibérations, et pour combien de temps seraient-eîles réunies ?i\'appréhendait-on pas d'établir par une démocratie turbulente et incertaine au lieu de cette démo- cratie dont la stibilité est assurée par de sages lois? Qu'arriverait- il ? disait Robespierre. C'est que les riches et les intrigants demeu- reraient seuls au milieu de ces assemblées, que les pauvres et les ar- tisans seraiciit forcés de déserter pour aller travailler, n'ayant que

(1) Journ-d des débats et des décrets de la Convention, numéro 271, p. 23:2.

(2) tloniteur du 16 juin 1793, séance du li.

LIVRE \I. LA CONSTITUTION DE 1793 13

leur Iravail pour vivre. Ce qu'il voulait, c'était le gouvernement du peuple par des mandataires directement élus et sérieusement res- ponsables, et nonce système de prétendu gouvernement du peuple par lui-même, système qui, sous une apparence plus démocratique, eût mis la République à la discrétion de tous les intrigants, de tous les potentats de villages, et laissé à la nation l'ombre de la souve- raineté pour la réalité. A la demande de Robespierre, la Convention ajourna la rédaction de cet article , qu'elle modifia légèrement un peu plus tard (1).

Maintenant, dans quelle mesure les mandataires du peuple exer- ceraient-ils leur mandat sans encourir de responsabilité? D'après le comité, ils ne pouvaient être accusés, recherchés ni jugés en aucun temps pour les opinions par eux émises au sein du Corps législatif. C'était là, selon le vieux Raffron du Trouillet, un brevet d'impunité pour tous les mauvais citoyens qui trahiraient les intérêts du pays. Un représentant du peuple ne devait pas être au-dessus de la loi commune? « Il est impossible », disait Robespierre répondant à Raffron, « de ne pas rendre hommage aux motifs patriotiques qui ont inspiré le vénérable vieillard qui m'a précédé à cette tribune. » Sans doute, continuait-il, il était pénible de penser que des repré- sentants du peuple pourraient se montrer impunément infidèles à leur mandat ; mais, d'autre part, il y avait à craindre que la liberté des suffrages ne se ressentît d'une sorte de menace perpétuellement suspendue sur la tête des députés. Puis, comment répondre que des représentants fidèles ne seraient point poursuivis par des factieux ou des intrigants? Il songeait sans doute à cette véritable persécution dont il avait été victime lui-même de la part des Girondins au début de la Convention. Enfin, comment concilier la liberté des opinions, celle du peuple même, avec le droit laissé aux autorités constituées de juger un de ses mandataires? G'était-là, à son avis, une matière environnée d'écueils. Il pensait toutefois que, de manière ou d'autre, tout député était tenu , à la fin de chaque législature , de rendre compte de sa conduite à ses commettants. Il croyait donc que la Con- vention, tout en adoptant l'article du comité, ferait bien de le char- ger de lui soumettre un projet de loi sur la responsabilité des repré- sentants du peuple, de façon que, sans gêner la liberté du législateur, on opposât pourtant une forte barrière à la corruption. Mais l'As- semblée, sans s'arrêter à ces considérations si graves, passa outre et vota purement et simplement l'article présenté par le comité (2^.

(1) Journal des débats et des décrets de la Convention, numéro 271, p. 230. (2j Moniteur du 18 juin 1793, séance du 15.

14 IIISIOIRK DE ROBESPIERRE

Il eut plus de succès le lendemain en demandant que dans l'intitulé des lois, décrets et actes publics, on substituât à ces mots : Au nom de la Hépublique française^ ceux-ci : Au nom du Peuple français; car, disait-il, le mot de république caractérise le gouvernement, celui de peuple, au contraire, caractérise le souverain. Son amende- ment, conforme aux principes, fut adopté, malgré l'opposition de Thuriot(l).

Toujours préoccupé de la ci'ainte de voir s'accroître, dans des proportions fatales à la liberté, l'autorité du pouvoir exécutif, il ob- tint la suppression du droit de faire les traités, attribué par le comité au conseil exécutif, qui dut se borner à les négocier (2). Il n'était si petites choses sur lesquelles, à cet égard, il ne crût devoir insister. Ainsi, le comité avait abandonné au conseil le soin d'accuser les agents en chef, s'il y avait lieu, devant les juges ordinaires; mais au moyen de cette disposition, disait Robespierre, les agents trop fidèles ne seraient-ils pas exposés à être victimes du conseil, et devait-on les effrayer d'avance parla perspective d'accusations dont serait souvent » payé le patriotisme ardent ou une surveillance trop active? « Il faut, au contraire », ajoutait-il, « trouver le moyen de mettre un frein aux prévarications des dépositaires de l'autorité ; il ne faut pas s'en re- poser sur le Corps législatif, car, loin de dénoncer le conseil, il pourrait s'unir à lui, profiter des abus et usurper la souveraineté nationale. » On n'avait qu'à suivre pour les agents les règles ordinaires de la poursuite des crimes (3). L'Assemblée, conformément à ces obser- vations , se borna à autoriser le pouvoir exécutif à dénoncer les agents de la République en cas de prévarication ou de forfaiture.

On sait de reste à présent avec quel soin jaloux Robespierre s'est constamment attaché à sauvegarder l'indépendance , la liberté des citoyens et l'intégrité de leurs droits ; on a vu de quelles garanties sérieuses il s'est efforcé de couvrir les conquêtes de la Révolution contre les empiétements du pouvoir. Investir le gouvernement de la puissance nécessaire pour défendre la liberté contre les entreprises des factions, et le mettre hors d'état d'attenter lui-même à cette liberté, tel était le problème dont il ne cessa de poursuivre la solution. Toute sa théorie en matière de gouvernement, on la trouve dans son magni- fique discours sur la constitution, dont nous avons, dans notre der- nier livre, donné une analyse assez complète. Laisser aux familles, aux communes, aux individus, la plus grande somme de liberté possible ; se bien garder de comprimer dans son essor, par la rage

(1) Journal des débals et des décrets de la Convenlion, uurnéro '273 , p. '■263.

(.2) Ibid., p. 2C6.

(3) Sloniteur àW-lO juin 1793; séunce du 17.

LIVRE M. r.OlŒSPIERHE ET IMIOL'DHON 15

des ivglcnientatioiis, rinitiative privée ; ii'ubaiidonnei' au pouvoii* exécutif que rautorité nécessaire à la bonne gestion des affaires de la communauté; fuir enfin la manie ancienne des gouvernants de vouloir trop gouverner : voilîi quels étaient, selon lui, les principes fondamentaux d'une constitution républicaine.

Eh bien ! croirait-on qu'un grand esprit de ce temps, que Proudhon, dans son aveugle prévention contre Robespierre, et aussi dans son amour immodéré de ce qu'il appelle I'an-auchie, a fait de l'immoi-tel législateur un fanatique de gouvernement? Je ne voudrais pas con- tester la bonne foi de l'auteur fameux du Mémoire sur la Propriété^ mais quand on a lu attentivement les productions de cetesprit bizarre, dont les qualités étincelantes sont voilées de tant d'insupportables défauts, on est contraint d'avouer qu'en toutes choses il a toujours été beaucoup plus dominé par son tempérament fougueux, ses pré- ventions étonnantes et sa manie de contredire, que par la justice, la raison sévère et la passion de la vérité. Personne n'ignore de quels procédés ordinaires usait Proudhon envers ses adversaires poli- tiques et littéraires, et môme envers certains hommes qui eussent été en droit d'attendre de lui, sinon des éloges, au moins des ménage- ments et des égards. C'est un débordement d'invectives destinées à couvrir la plupart du temps l'absence complète de tout argument sérieux. N'est-il pas étrange et triste de voir ce démocrate s'évertuer à ressasser contre Robespierre les outrages du parti royaliste et gi- rondin? Imbécile messie de Catherine Théot (1), rhéteur pusilla- nime, apostat de la démocratie, etc. (2), telles sont les banales injures dont le paradoxal auteur de la Justice dans la Révolution et dans rÈglise poursuit l'auteur de la Déclaration des Droits de l'homme ET DU citoyen. Du reste, en jugeant ce grand homme, dont les hautes conceptions paraissent lui avoir échappé, Proudhon se contente d'af- firmer, avec son outrecuidance habituelle, les faits les plus contraires à la vérité. Tout ce qu'il a dit en général des hommes et des choses de la Révolution dénote qu'il n'en avait qu'une teinte toute super- ficielle, qu'il ne l'avait jamais étudiée sérieusement et aux sources. Quand, par exemple, il écrivait que Robespierre aurait été du gou- vernement de Juillet, il faisait preuve , par cette simple induction, de l'ignorance la plus profonde ou du plus absolu défaut de juge- ment. Ce n'est un mystère pour personne qu'en fait de liberté et de démocratie, la constitution de 1791 dépassait de beaucoup celle de 1830. Qu'étaient les citoyens actifs de la première époque auprès des censitaires de la seconde? Et qui donc, plus que Robespierre, avait

(1) Voy. le livi'e De la Justice dans la Révolulion et dans l'Eglise.

(2) Idées générales de la Révolution au XIX^ siècle.

iC HISTOIRE DE ROBESPIERRE

combattu sans relâche les instincts réactionnaires de quelques-uns des membres influents de TAssemblée constituante? Qui donc, dans la période de révision , avait mis plus de courage et de dévouement à défendre les conquêtes de la Révolution, à revendiquer pour chacun sa part d'existence politique et sociale? Qui donc s'était montré l'ad- versaire plus éloquent et plus convaincu des Feuillants, ces ancêtres des doctrinaires? Qui donc enfin avait écrit la Déclaration des droits de l'homme , posé les bases d'une véritable constitution démocra- tique , et tracé d'une main plus ferme les limites étroites dans les- quelles devait être circonscrit un gouvernement i-épublicain? Il ne fallait pas beaucoup de perspicacité pour apercevoir les abîmes qui séparaient Robespierre des pâles réformateurs de 1830. Mais, esprit essentiellement négateur, Proudhon n'était pas d'un tempérament à rendre justice aux hommes dont les doctrines ne concordaient pas entièrement avec les siennes. Et Robespierre n'avait aucune espèce de penchant pour l'anarchie. Ah ! c'est que, comme Mirabeau, il sa- vait fort bien que les partisans de I'aîs-archie font trop souvent les affaires de la dictature et du despotisme (1).

IV

Mais revenons à la constitution. Un des points les plus importants était certainement l'organisation de la justice. A la place de nos an- ciennes institutions judiciaires, tombées, on s'en souvient, aux applaudissements du pays tout entier, l'Assemblée constituante avait établi une magistrature offrant des garanties d'indépendance et d'impartialité suffisantes. Temporairement élus par le peuple, les juges se trouvaient entièrement distraits de l'influence gouverne- mentale, et ils n'avaient qu'une seule manière de se recommander

(1) C'est surtout dans ses Idées générales de la Révolution au XIX^ siècle que Prou- dlion s'est montré à l'égard de Robespierre d'une révoltante injustic'». Avec les révolu- tionnaires comme Rohesiiierre ou fonde la liberté et la démocratie; nul doute pour moi que, sans le coup d'État de Thermidor, il ne fût parvenu à les asseoir en France sur des bases indestructibles. Avec des révolutionnaires de la trempe de Proudhon, lequel s'est donné quelque part pour l'héritier de Varlet et de Vincent , et s'est vanté, dans ses Confessions d'un Révolutionnaire, d'avoir voulu « faire peur », on patauge dans le gâ- chis jusqu'au jour , de dégoût et de lassitude, la majorité du pays se jette dans les bras du despotisme. Et voyez aboutissent d'ordinaire ces esprits excentriques. Après s'être posé en véritable croqueniitaine et avoir eu la prétention d'étonner le monde par l'audace de ses propositions, Proudhon en est venu, aux applaudissements des jour- naux légitimistes, a lancer un pamphlet contre le peuple italien, et ce terrible ennemi de